Aux sources ombreuses de la lumière / Jean Arrouye
Comment montrer le travail des hommes lorsqu’ils oeuvrent dans
des lieux si vastes qu’ils en semblent les attributs infimes ? Comment
parler par l’image de l’énergie quand à sa source
elle est invisible, endormie sous la placide surface des lacs de barrage
et à son issue immatérielle courant vers l’horizon
au long des fils électriques ? Et comment faire appréhender
la transformation par les hommes de cette énergie inapprochable
? Ce sont là les tâches improbables qui attendaient Anne-Marie
Louvet. Il lui fallait faire percevoir ce que l’oeil ne peut voir,
comprendre ce que l’objectif de l’appareil photographique ne
peut pas prendre directement. Pour cela elle a fait des photographies dont
le sujet apparent se redouble d’une dimension emblématique
ou symbolique et des installations photographiques où les images
acquièrent une signification qui va bien au-delà de ce qu’elles
montrent.
Dès la première salle la démonstration est faite de
l’efficacité de ces agencements. Trois très grandes
photographies accaparent le regard, délimitant l’espace d’exposition.
La première est celle d’un lâcher d’eau : l’eau
jaillit si densément que s’impose à l’oeil l’évidence,
et à l’esprit le sentiment de la puissance de l’élément
liquide lorsqu’il est ainsi contraint et orienté. Or cette
photographie est imprimée sur un tissu dont la souplesse restitue
en quelque sorte à l’eau sa fluidité. Cet échange
de qualités entre l’image et son support a pour effet d’évoquer
la notion de transformation qui est au principe même de la production
d’électricité. Derrière l’image, imprimée
des deux côtés du pan de tissu, se voit la salle voisine du
musée contenant les machines grâce auxquelles naît le
courant électrique, proximité qui est comme un court-circuit
visuel et qui en provoque d’autres, de mots et d’idées,
d’un courant à l’autre, des eaux jaillissantes au jaillissement
de la lumière, etc. Le spectateur découvre ainsi en un clin
d’oeil que le travail d’Anne-Marie Louvet est métaphorique.
Métaphorique et photographique indissociablement, ainsi qu’on
le constate à considérer une deuxième photographie
de même taille et de même support montrant des lignes électriques
qui traversent l’image en oblique et, en sortant par le côté,
semblent poursuivre leur course indéfiniment.
La troisième image, située “entre l’eau et la
lumière”, montre un agent de l’E.D.F. anonyme, c’est-à-dire
exemplaire, descendant une rampe qui mène à un poste de transformation
d’où partent des fils électriques et qui longe un déversoir
d’eau écumeuse. L’image redit dans son organisation
interne ce qu’établit, dans l’espace de la salle, la
disposition des trois images associées par leur taille et leur matière
: c’est par l’action de l’homme que la force locale de
l’eau se convertit en énergie au long cours. La place même
de cette image dans l’installation fait sens : l’homme est
l’intermédiaire, un médiateur indispensable.
Cependant le visiteur allant d’une image aux autres rencontre un
autre dispositif visuel qui sollicite autoritairement son attention. De
grandes photographies de pylônes sont suspendues à des fils électriques
suggérant l’immensité des pylônes utilisés
pour le transport de l’électricité. La transparence
du support de ces photographies évoque l’immatérialité de
l’énergie électrique, leur traitement graphique provoque
un enchevêtrement visuel et leur parcours constitue une ligne de
force qui conduit le spectateur à la salle principale d’exposition.
Pour y accéder, il traverse une petite salle circulaire où s’ouvre
sur la droite une fenêtre par laquelle il verra à l’extérieur,
sur le fond des eaux du barrage et d’un poste de transformation,
des photographies d’agents en train de travailler, un peu comme si
ces individus passés par l’appareil photographique étaient
restitués à leur univers initial.
Mais voici la salle des turbines, ou presque, et l’on découvre
du coup que le parcours de l’exposition est, comme le voyage au centre
de la terre de Jules Verne, un itinéraire à rebours du temps,
vers l’origine, sinon de la création du monde, du moins de
celle de l’univers technologique propre à la création
de l’énergie électrique dont on vient de remonter les
fils conducteurs et la théorie des pylônes qui sont nécessaires
au maintien de leur tension.
Dans cette salle, huit panneaux sont disposés de sorte à délimiter
un espace au centre duquel se trouve un plateau rond, au ras du sol, qui
porte sur ses bords douze photographies. Elles montrent des états
divers de l’eau tournoyant et écumant en remous et tourbillons
qui rendent sensible l’énergie qui l’habite. Là où ils
sont les plus violents, leur entremêlement et les ombres qui en résultent
font que la surface de l’eau affecte l’apparence du marbre
ou de schistes, semble se pétrifier sous le regard et acquérir
en apparence les qualités, contraires à sa nature, de dureté et
de solidité.
Ces photographies sont tirées sur des plaques de verre, de sorte
que, paradoxalement mais logiquement, l’opacité de l’image
puisse se convertir en translucidité sous l’éclairage
de projecteurs fixés au plafond. De plus le plateau tourne et, ce
faisant, les ombres mouvantes des photographies entraînées
dans une rotation continue donnent l’impression que l’eau bouillonne
réellement, comme on imagine que cela se passe dans les turbines
où l’eau vive cède son énergie, processus dont
le dispositif créé par Anne-Marie Louvet est le symbole.
À
cela s’ajoute une musique composée à partir de bruits
enregistrés d’eau grondante ou murmurante, de voix et de bruits
de chantiers, de ronronnements et de bourdonnements de machines, musique
qui tourne aussi, passant d’un haut-parleur à l’autre
selon un programme défini, redoublant l’imaginaire visuel
de l’eau en mouvement de l’imagination du grand oeuvre auquel
elle participe.
Maintenant que la notion de transformation est mise en oeuvre concrètement
par le mouvement du plateau et les effets d’éclairage, c’est
une autre notion qui va prendre le relais dans toutes les images restantes
de l’exposition : celle de mouvement circulaire qui est d’ailleurs,
en ce coeur battant de l’exposition, réalisé aussi
concrètement.
Sur les parois intérieures et extérieures des panneaux qui
délimitent l’espace de la turbine iconique sont des images
d’hommes travaillant sur des vannes, des turbines, des machines diverses
que le spectateur ne connaît pas forcément mais qui toutes
sont, il n’en doute pas, nécessaires à la transformation
de l’énergie hydraulique en énergie électrique
et qui ont en commun d’avoir comme pièce essentielle un élément
circulaire. Sur certaines images les hommes travaillent latéralement à ces
cercles d’acier, sur d’autres ils sont installés en
leur coeur, sur certaines on a l’impression qu’ils sont avalés
ou régurgités par la machine. Ainsi sont suggérées
la pénibilité et la difficulté du travail, sont illustrées
l’adresse et la sûreté nécessaires à son
bon accomplissement, suggérées la puissance et l’énormité des
ouvrages. Partout, dans les images, cela tourne sous le regard d’un
mouvement évocateur de celui des turbines qui bientôt s’emballeront
quand les ouvriers auront fini de les vérifier. Mais ces formes
rondes sont aussi évocatrices des creusets où les alchimistes
s’efforçaient de transmuer la matière, de changer le
plomb vil en or, comme les magiciens des temps modernes transforment l’eau
sombre en énergie lumineuse. Ces figures circulaires récurrentes
sont encore celles qui, de Delaunay à Kupka et de Kandinsky à Moholy-Nagy
la forme circulaire ont été durablement dans l’art
du XXe siècle le symbole de la modernité et de l’espérance
d’une conciliation heureuse des progrès industriels et des
valeurs humanistes.
Or c’est bien l’éloge de l’homme, de l’homo
faber dans sa variété electricus, qui est en effet célébré dans
cette dernière salle. Sur chacun des murs restés libres est
placée une photographie de grande taille où l’on voit
des ouvriers dans un tunnel (ou galerie, ou conduite forcée, ou
puits de visite, qu’importe) de section circulaire (toujours), vu
en perspective, de sorte que le regard y est comme aspiré jusqu’au
moment où, dans la profondeur, il se perd dans l’obscurité ou
au contraire dans une lumière lointaine. Dernière façon
de dire la démesure et la hardiesse de ces entreprises technologiques,
de montrer in situ le travail des hommes et de rendre hommage à leurs
vertus d’organisation, mais aussi point d’aboutissement de
la remontée imaginaire aux sources de l’énergie : ces
photographies sont visibles du centre de la turbine métaphorique
car elles sont disposées dans l’axe des espaces libres entre
les panneaux. Logiquement c’est après être passé de
fil en turbine qu’on en viendra à considérer ces images
emblématiques où, au plus profond de la terre, l’on
voit des hommes creuser les chemins obligés de l’eau qu’ils
vont conduire à ses noces vertigineuses avec la foudre.
Ainsi à l’aboutissement de l’itinéraire initiatique
qu’a organisé Anne-Marie Louvet comme à son commencement
c’est l’homme que l’on trouve, alpha et omega de l’aventure énergétique,
explorateur des profondeurs telluriques et tisseur de réseaux aériens,
ouvrier de l’ombre et de la lumière ; surtout de la lumière
qu’il semble aller chercher au plus obscur des éléments
de sorte que son activité devient le symbole de l’immémoriale
montée en lui de la spiritualité et du triomphe de celle-ci
sur la matière.
“
Le contexte de la réalité humaine” est donc bien, comme
l’écrit la photographe, le sujet profond de ses images qui
changent les espaces souterrains figurés en puits de lumière.
Elle a transformé en lieu de mémoire et d’imagination
cohérent et dynamique, concret et symbolique, littéral et
m étaphorique, l’espace qu’elle a si judicieusement investi à Grand’Maison.